Ernest Pignon-Ernest : Faire œuvre des situations

Depuis près de 60 ans, l'artiste niçois Ernest Pignon-Ernest, 83 ans, transforme les rues du monde entier en œuvres d'art éphémères et engagées, exaltant ainsi la mémoire, la poésie et les révoltes. C'est depuis La Ruche, à Paris, son lieu de vie et de travail, que le pionnier de l'art urbain revient sur son parcours unique.

Où êtes-vous actuellement ?

Je vous parle depuis mon atelier qui se situe dans la cité des artistes de La Ruche, dans le XVe arrondissement à Paris, un lieu créé en 1895 par le sculpteur Alfred Boucher. Il y a quelques semaines, j’étais à Cuba pour participer à la Biennale d’art de La Havane avec une exposition rétrospective de mon travail. J’ai réalisé un collage monumental dans les rues de la ville, « Concert Baroque », qui évoque le roman de l’écrivain cubain Alejo Carpentier. Vivaldi, Haendel, le compositeur cubain Joseíto Fernandez ou encore l’empereur aztèque Montezuma se rencontrent ainsi sur un mur donnant sur l’une des plus anciennes places de la capitale. Ces dernières années, j’ai participé à de nombreuses expositions, notamment à l’Espace Louis Vuitton de Venise, ainsi qu’au Palais des papes d’Avignon. C’est fabuleux, mais cela me disperse, j’ai besoin de me retrouver ici, à La Ruche, pour travailler sur mes futurs projets.

Qu’est-ce qui vous a poussé à intervenir dans la rue ?

Issu d'un milieu modeste à Nice, j'ai quitté l'école à 15 ans. Ma passion pour le dessin et Picasso m'a ensuite guidé vers le monde de l'art, et j'ai rapidement mis à profit mes compétences en travaillant pour un architecte. En 1964, je louais une villa au Mont Boron, un quartier chic niçois, avec ma compagne Yvette Ollier et mon ami le poète Daniel Biga, ainsi que son épouse. Elle est rapidement devenue un lieu de rencontres et de création, où nous avons élaboré la revue Identités et les premiers fourre-tout de l’artiste Ben Vautier. En 1965, j’ai pris la décision de me consacrer pleinement à la peinture et je me suis installé dans le Vaucluse dans un grand atelier qui me permettait de travailler sur de grands formats. En 1966, alerté par la campagne de René Char contre le projet de base nucléaire sur le plateau d'Albion, j'ai décidé de peindre sur ce thème, en révélant la violence sous-jacente de cette contradiction entre la beauté des paysages et la menace de mort. La peinture ne pouvait pas contenir toutes mes idées. Je voulais montrer ce qui ne se voyait pas, et j’ai réalisé des pochoirs d’une photographie d’un homme calciné à Hiroshima, que j’ai collés sur les murs, les rochers, et les routes qui menaient au plateau d’Albion. À partir de cette action, j'ai considéré les lieux comme ma palette. L'artiste de street art Banksy a même reconnu que j'avais été un précurseur dans ce domaine, en déclarant : « Ernest Pignon-Ernest a fait cela trente ans avant moi ! »

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Parlez-nous de votre démarche artistique.

Dans mon travail, je tente d’appréhender des réalités : tout ce qui est visible (l’espace, la couleur, la lumière…), et je prends en compte l’histoire, la mémoire enfouie et leur potentiel symbolique. J’y ajoute ensuite un élément de fiction, mon dessin en noir et blanc grandeur nature, dont l’apparition exacerbe la réalité de ces lieux, dont l’histoire s’était banalisée avec le temps.  À la différence des pochoirs que j'avais utilisés sur le plateau d'Albion, que je trouvais trop binaires et pauvres graphiquement, j'ai décidé à partir de 1971 d'utiliser la sérigraphie afin de créer une présence plus forte dans l'image. Depuis cette période, je réalise un premier dessin au fusain et à la pierre noire, que je travaille ensuite avec des gommes crantées de différentes épaisseurs pour modeler les ombres. Puis, je l’imprime sur du papier très fin, récupéré des chutes de rotatives de journaux. Je laisse le rectangle blanc du dessin apparent pour appuyer sa fonction de fiction. La fragilité du papier est volontaire : la mort annoncée de mes œuvres fait partie de ma proposition, car elles peuvent être facilement abimées, arrachées, souillées. Cela interroge aussi notre rapport au temps. Mon travail de peintre est une intervention plastique qui cherche à provoquer des résonances poétiques, politiques ou anthropologiques.

En 1971, pour le centenaire de la Commune de Paris, vous avez réalisé une série de dessins…

J’avais repéré les lieux liés à cette semaine sanglante, et à d’autres combats tragiques pour la liberté qui s’étaient déroulés à Paris, comme le Père-Lachaise, la Butte aux Cailles, les quais de Seine, les marches du Sacré-Cœur, ou celles du métro Charonne – par un anachronisme volontaire – et y avais collé des milliers de sérigraphies de gisants, représentant le cadavre d’un communard. L’idée était de ressusciter des individus qui avaient été jusqu'alors condamnés à l'anonymat. J’ai été arrêté à deux reprises durant leur pose. Mais, comme mes collages ne vandalisent pas la rue, car ce n’est que du papier que je colle, il n’y a pas eu de poursuites… J’ai été arrêté au moins une cinquantaine de fois en France durant ma carrière ! Je me permets d’intervenir dans la ville, mais je suis conscient que c’est un endroit que l’on partage ensemble. D’ailleurs, lorsque je fais un collage provocant, j’aime l’idée que les gens puissent le déchirer, que mes œuvres vivent ! Je colle mes images la nuit, ce qui me laisse le temps de composer mon installation comme un tableau. Elles ne seront lisibles que le lendemain, après avoir séché. Les passants découvrent alors cette apparition invisible la veille.

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C’est à cette période que vous décidez de vous installer à Paris ?

J’ai rencontré le peintre Henri Cueco qui m’a alerté sur la possible disparition de la cité des artistes de La Ruche. On m’a alors proposé d’y louer un atelier et d’y habiter. Mais, je venais tout juste d'obtenir les clés d'un appartement à Villefranche-sur-Mer, près de Nice, où je souhaitais retourner vivre. J’ai beaucoup hésité, mais j’ai finalement opté pour La Ruche ! J’y vis toujours, car c’est un lieu extrêmement inspirant. Ma voisine est une artiste grecque, j’en ai deux autres qui sont iranienne et coréenne, et mon meilleur ami est kurde. Cette cité a accueilli Fernand Léger, Blaise Cendrars et Marc Chagall, qui y a vécu deux périodes artistiques majeures durant lesquelles Guillaume Apollinaire lui suggérait des titres de tableaux. J'y ai également croisé Arroyo, Chambas et Alberola. Depuis, j’ai acheté un appartement à Nice, dans le quartier de la Réserve, tout près du port. Je m’y rends chaque trimestre pour me ressourcer. Sur les étagères de mon atelier parisien, j’ai disposé des cartes postales de la ville et je suis bien évidemment abonné au célèbre magazine niçois Lou Sourgentin, créé en 1970, dont le directeur est un ami d’enfance !

Vous êtes intervenu dans les rues de Nice en 1974 lorsque la municipalité, alors dirigée par Jacques Médecin, décide de jumeler Nice au Cap en Afrique du Sud…

Lorsque j'ai appris cela, alors que Nice a une histoire cosmopolite - nous sommes tous ici des descendants d'Italiens ou d'immigrés - j'ai trouvé cela révoltant ! Le fait de vouloir jumeler Nice avec Le Cap, capitale à l'époque du racisme institutionnalisé, alors que, trois mois auparavant les Nations Unies avaient déclaré l'Apartheid comme un crime contre l'humanité, m'a donné envie d'agir ! Pour dénoncer ce jumelage, j'ai collé dans la ville des dizaines de dessins d'une famille noire derrière des barbelés. Arrivé de Paris avec mes sérigraphies, j'ai retrouvé une quinzaine d'amis place Saint-François pour préparer la colle. Nous avons ensuite recouvert de mes dessins les murs de la Promenade des Anglais, la place Masséna, les palissades d'une entreprise qui travaillait avec l’Afrique du Sud, jusqu'au stade de rugby. Le Maire Jacques Médecin avait laissé entendre qu’il allait porter plainte, mais je n’ai jamais eu de représailles. En revanche, à la suite de cette action, le comité spécial des Nations Unies contre l'Apartheid m’a invité à créer une affiche pour la libération de Nelson Mandela et à définir un projet antiapartheid dans le milieu des arts plastiques. Je suis donc allé à New York avec Jacques Derrida et Antonio Saura pour présenter « Against Apartheid », une exposition réunissant une centaine d'œuvres d'artistes internationaux, tels que Rauschenberg, Tàpies, Soulages, Lichtenstein et Arman. Elle a ensuite voyagé dans 48 pays ! Conformément à nos statuts, les œuvres ont été remises au premier gouvernement démocratique sud-africain en 1996. J'ai eu l'honneur de rencontrer à cette occasion Nelson Mandela et Desmond Tutu. J'ai ensuite continué à utiliser cette technique des grands formats imprimés sur papier de rotative pour dénoncer l'immigration, l'avortement, les expulsions et les accidents du travail, en France comme à l'étranger.  En 1979, Suzanne Pagé, directrice du Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, a reconnu la singularité de mon travail et m'a proposé une exposition. Une grande première pour moi qui n'avais fait que des collages dans la rue ! Elle a permis d'analyser mon travail et le monde de l'art a découvert ma réflexion sur l'urbanité et son histoire. Cette exposition a lancé ma carrière.

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Le portrait d'Arthur Rimbaud que vous avez réalisé en 1978 est devenu une œuvre iconique, et vous le considérez même comme votre « tube ».

En dix ans d’écriture, Arthur Rimbaud a révolutionné le langage de la poésie moderne. Lorsqu’on a lu Rimbaud, on ne peut se le représenter figé, comme une statue de marbre sur un socle ou dans un cadre. Il faut l’imaginer en mouvement. J’ai donc conçu un parcours de 400 dessins sérigraphiés sur du papier journal, de Charleville, sa ville natale, à Paris. On y voit le poète âgé de 17 ans, inspiré d’une photographie prise par Étienne Carjat. L’allure générale est inspirée des croquis de Verlaine. Cette réincarnation éphémère de Rimbaud, marcheur et vulnérable, est peut-être ce qu’il y a de plus rimbaldien dans cette intervention. Elle a aussi été le point de départ d’une longue série d’hommages rendus aux poètes, de Baudelaire à Nerval, en passant par Maïakovski, Genet, Neruda, Mahmoud Darwish ou Pier Paolo Pasolini.

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Entre 1988 et 1995, vous avez créé à Naples un parcours reliant la mort à la vie, les mythes fondateurs, païens et chrétiens, aux coutumes populaires, en interrogeant la peinture napolitaine et notamment l’œuvre du Caravage.

J’ai décidé de partir à Naples sur un coup de tête, en écoutant une émission de radio de Philippe Hersant qui diffusait de la musique napolitaine. Cela m’a donné envie de découvrir cette ville complexe, historique et populaire qui fonde ma culture latine, méditerranéenne et chrétienne, et de commencer ma quête du sacré, ma quête religieuse que je n'avais pas encore entamée. Je me suis longuement documenté. De Virgile à Erri de Luca, en passant par Alexandre Dumas et la Bible, j’ai lu près d’une centaine de livres sur Naples et j’y suis allé vingt fois, peut-être même trente ! Là-bas, rien ne disparaît ; sous nos pas, les strates de l’histoire se superposent. Cependant, la mort rôde, omniprésente en raison des épidémies de peste, comme celle de 1656, des tremblements de terre et de la menace constante du Vésuve, toujours actif. Paradoxalement, cette conscience de la fragilité de l'existence exacerbe la joie de vivre des Napolitains, qui savourent chaque instant. En 1987, lors de mon premier séjour à Naples, j'ai passé une année à explorer la ville, de jour comme de nuit, à m'imprégner de son histoire, de ses odeurs, de ses habitants. C’est durant les deux nuits du jeudi et du vendredi saint de l’année 1988 que je suis intervenu afin que les Napolitains puissent découvrir mes dessins le jour de Pâques, comme une résurrection. J’avais collé des dizaines d’images ayant pour thème la mort et sa représentation, comme si elles s’exhumaient du passé et retrouvaient la place qui devait être la leur. On y voyait des gisants inspirés de Giordano ou Ribera, un homme portant un corps… Sur le mur ocre de la chapelle Sansevero, j'ai même dessiné une citation du David et Goliath du Caravage, où David tenait les têtes du Caravage et de Pasolini. En découvrant mes images, personne ne savait qui les avait réalisées, car je ne signe jamais mes œuvres. Cela crée de la poésie et du mystère. C’était extraordinaire, car les gens étaient à la fois troublés et enthousiastes face à mes références sur leur propre vie. Au total, entre 1988 et 1995, j’ai collé dans cette ville 300 sérigraphies et dessins originaux. Certains dessins sont restés en place pendant 15 ans, les gens les ont entretenus, recollés, et aucun n’a été volontairement abîmé.

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Quelle est votre actualité ?

En 2015, j'ai rendu hommage au poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini à Rome, Naples, Matera et sur la plage d'Ostia où il a été assassiné. Je l'ai représenté, quarante ans après le drame, portant dans ses bras son corps mort, comme la Pietà de Michel-Ange. Cette année, à l'occasion des 50 ans de son assassinat, je pense travailler à nouveau sur Pasolini, qui reste l'une de mes plus grandes références artistiques. L'écrivain René de Ceccatty, qui a écrit sa biographie, lui organise un grand hommage, donc je pense que je ferai une exposition. Si je me repose ? Oui, quand je dessine !

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Pour découvrir l’ensemble de l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest, rendez-vous sur le site officiel de l’artiste : https://pignon-ernest.com

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